Je publie avec l'accord de mon fils Vivien, les lettres journalières que je lui ai adressées. Cela est probablement une forme d’exhibitionnisme, mais aussi un partage thérapeutique.

samedi 21 mai 2016

Vingt-neuvième lettre



Mercredi 04 février 2015

Hier, tu étais un peu plus réveillé que ces derniers jours. Aujourd’hui je ne sais pas. J’ai pris l’habitude de t’écrire au saut du lit, du moins après le saut. Pendant le saut la période est trop courte. Même en préparant l’ordinateur, je pense que l’écrit serait un condensé incompréhensible de mes pensées, surtout si j’atterris à pieds joints dessus.
 L’écriture matinale implique des nouvelles de la veille. Si tu veux des nouvelles plus fraiches, tu lis l’article du lendemain.
Tu peux connaître ton avenir. Il suffit de feuilleter les pages dans l’ordre croissant et tu connaîtras ainsi l’évolution de ta vie. Mon pouvoir n’est pas sans limite. L’âge, quatre enfants et leurs mères ont puisé dans mes ressources. Ainsi je ne peux que deviner ton avenir jusqu’au moment où tu liras ces pages. Le lendemain de ta lecture ne sera pas prédit. Mais si j’arrive à me poser, peut-être aidé d’un galet cauchois, j’arriverai de nouveau à prédire les lendemains qui chantent. Sincèrement je n’y tiens      pas. Je préfère laisser faire le hasard tant qu’il n’est pas meublé de rampes d’escaliers et de virages.
Notre espoir pour aujourd’hui est que tu ailles mieux qu’hier et ainsi de suite jusqu’à un âge très avancé. Je ne vais  pas placer la barre trop haute. L’âge de mon grand-père paternel est une limite acceptable. A cet âge-là je suis certain que je ne te verrais pas mourir. J’aurais peu de chance d’être vivant, sauf si j’ai dressé une multitude d’asticots qui dans leur grande soumission géreront mon corps selon mes désirs
La présence de ta mère qui est une suceuse de première, suceuse de l’esprit. Je le précise. Des personnes ayant un esprit dépravé seraient capables d’imaginer des choses que mon chaste esprit est incapable de concevoir. Je me demande pourquoi je me justifie car tu connais ton père. Il est incapable « d’enculer une mouche sans son consentement* ». J’en reviens à la succion, sujet principale de ce paragraphe. Je disais que ta mère grande aspiratrice de l’esprit (n’est-ce pas plus poétique) risque d’absorber ma matière cérébrale.  Ce fait impliquera une période de latence, le temps que mon esprit se recharge. Et à mon âge il faut un certain temps.
Elle s’est réfugiée derrière un bouquin, elle aspire les moindres aspirations de l’auteur qui aurait été mieux inspiré de ne pas respirer le jour de son inspiration. J’écris cela juste pour jouer avec les mots.
Pour aujourd’hui cela suffira, je dois garder en stock une quantité indéterminée de sujets.
Big bisous.

Et moi, ta mère, je vais être, comme d’habitude, beaucoup plus terre à terre. Même si nous ne nous autorisons pas à vivre le bonheur de te voir t’éveiller car nous avons peur ; peur que tu sombres de nouveau, peur des conséquences de tes nouvelles blessures, peur, tout simplement de te perdre, tu m’as donné, hier, le bonheur infini de me tendre et de serrer ma main, bonheur que pendant tous ces derniers jours, je ne croyais plus pouvoir recevoir. Je t’en supplie mon fils, je sais que tu ne peux  en rien agir sur ton état, mais reviens parmi nous même si c’est pour subir ta colère qui, pourtant, est l’expression de ta souffrance que je voudrais vivre à ta place.


*Boris Vian

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