Mercredi 04 février
2015
Hier, tu étais un peu
plus réveillé que ces derniers jours. Aujourd’hui je ne sais pas. J’ai pris
l’habitude de t’écrire au saut du lit, du moins après le saut. Pendant le saut
la période est trop courte. Même en préparant l’ordinateur, je pense que
l’écrit serait un condensé incompréhensible de mes pensées, surtout si
j’atterris à pieds joints dessus.
L’écriture matinale implique des nouvelles de
la veille. Si tu veux des nouvelles plus fraiches, tu lis l’article du lendemain.
Tu peux connaître ton
avenir. Il suffit de feuilleter les pages dans l’ordre croissant et tu
connaîtras ainsi l’évolution de ta vie. Mon pouvoir n’est pas sans limite.
L’âge, quatre enfants et leurs mères ont puisé dans mes ressources. Ainsi je ne
peux que deviner ton avenir jusqu’au moment où tu liras ces pages. Le lendemain
de ta lecture ne sera pas prédit. Mais si j’arrive à me poser, peut-être aidé d’un
galet cauchois, j’arriverai de nouveau à prédire les lendemains qui chantent.
Sincèrement je n’y tiens pas. Je
préfère laisser faire le hasard tant qu’il n’est pas meublé de rampes
d’escaliers et de virages.
Notre espoir pour
aujourd’hui est que tu ailles mieux qu’hier et ainsi de suite jusqu’à un âge
très avancé. Je ne vais pas placer la
barre trop haute. L’âge de mon grand-père paternel est une limite acceptable. A
cet âge-là je suis certain que je ne te verrais pas mourir. J’aurais peu de
chance d’être vivant, sauf si j’ai dressé une multitude d’asticots qui dans
leur grande soumission géreront mon corps selon mes désirs
La présence de ta mère
qui est une suceuse de première, suceuse de l’esprit. Je le précise. Des
personnes ayant un esprit dépravé seraient capables d’imaginer des choses que
mon chaste esprit est incapable de concevoir. Je me demande pourquoi je me
justifie car tu connais ton père. Il est incapable « d’enculer une mouche
sans son consentement* ». J’en reviens à la succion, sujet principale de
ce paragraphe. Je disais que ta mère grande aspiratrice de l’esprit (n’est-ce
pas plus poétique) risque d’absorber ma matière cérébrale. Ce fait impliquera une période de latence, le
temps que mon esprit se recharge. Et à mon âge il faut un certain temps.
Elle s’est réfugiée
derrière un bouquin, elle aspire les moindres aspirations de l’auteur qui
aurait été mieux inspiré de ne pas respirer le jour de son inspiration. J’écris
cela juste pour jouer avec les mots.
Pour aujourd’hui cela
suffira, je dois garder en stock une quantité indéterminée de sujets.
Big bisous.
Et moi, ta mère, je vais être, comme d’habitude, beaucoup plus terre à terre.
Même si nous ne nous autorisons pas à vivre le bonheur de te voir t’éveiller
car nous avons peur ; peur que tu sombres de nouveau, peur des
conséquences de tes nouvelles blessures, peur, tout simplement de te perdre, tu
m’as donné, hier, le bonheur infini de me tendre et de serrer ma main, bonheur
que pendant tous ces derniers jours, je ne croyais plus pouvoir recevoir. Je
t’en supplie mon fils, je sais que tu
ne peux en rien agir sur ton état, mais
reviens parmi nous même si c’est pour subir ta colère qui, pourtant, est
l’expression de ta souffrance que je voudrais vivre à ta place.
*Boris Vian
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